Ivresses Panthéistes
Il y a des heures où nous éprouvons à fouler la terre une joie tranquille et profonde comme la terre elle-même. Si nous l’enveloppions seulement d’un regard, elle ne serait pas à nous ; mais nous pesons sur elle et elle réagit sur nous ; mais nous pouvons nous coucher sur son sein et nous faire porter par elle, et sentir je ne sais quelles palpitations profondes qui répondent à celles de notre cœur. Que de fois, en cheminant dans les sentiers, à travers champs, je me suis dit tout à coup que c’était la terre que je foulais, que j’étais à elle et qu’elle était à moi ! Et, sans y songer, je ralentissais le pas, parce que ce n’était point la peine de se hâter à sa surface, parce qu’à chaque pas je la sentais et je la possédais tout entière, et que mon âme, si je puis dire, marchait en profondeur. Que de fois aussi, couché au revers d’un fossé, tourné, au déclin du jour, vers l’Orient d’un bleu si doux, je songeais tout à coup que la terre voyageait, que, fuyant la fatigue du jour et les horizons limités du soleil, elle allait d’un élan prodigieux vers la nuit sereine et les horizons illimités, et qu’elle m’y portait avec elle ! Et je sentais dans ma chair aussi bien que dans mon âme, et dans la terre même comme dans ma chair, le frisson de cette course, et je trouvais une douceur étrange à ces espaces bleus qui s’ouvraient devant nous, sans un froissement, sans un pli, sans un murmure. Oh ! combien est plus profonde et plus poignante cette amitié de notre chair et de la terre que l’amitié errante et vague de notre regard et du ciel constellé ! Et comme la nuit étoilée serait moins belle à nos yeux, si nous ne nous sentions pas en même temps liés à la terre, s’il n’y avait pas une sorte de contradiction troublante entre la liberté vague du regard et du rêve, et cette liaison à la terre, dont le cœur déconcerté ne peut dire si elle est dépendance ou amitié !
Jean Jaurès
Pantheistic Intoxications
There are times when, treading on the ground, we feel a joy as calm and deep as the earth herself. If we only surmised her with a glance, it would not be ours; but we weigh upon her and she reacts upon us; but we lie upon her breast and are carried by her, and feel her profound palpitations which reply to those of our heart. How many times, walking on country paths, through the fields, did I tell myself that it was the earth I was walking upon, that I was hers and that she was mine! And, without even thinking about it, I slowed my pace, because it was not worth hurrying upon her surface, because at every step I felt her and possessed her entirely, and my soul, if I may say so, walked in deepness. How many times also, lying on the side of a ditch, at the end of day, turned towards the Orient of a sweet blue, did I think to myself, all of a sudden, that the earth was travelling, that, fleeing the tiredness of the day and the limited horizons of the sun, she went with a prodigious drive towards the serene night and unlimited horizons, and that she was taking me with her! And I felt in my flesh as much as in my soul, and in the earth herself as in my flesh, the thrill of that race, and I found a strange sweetness to these blue spaces that opened before us without a wrinkling, without a fold, without a murmur. Oh! How much deeper and more poignant is this friendship of our flesh and the earth than the wandering and vague friendship of our gaze and the star-studded sky! And how less beautiful would the starry night be to our eyes, if we did not at the same time feel connected to this earth, if there wasn't this kind of troubling contradiction between the vague liberty of our gaze and dream, and this connection to the earth, of which the bewildered heart cannot say if it is dependency or friendship!
Jean Jaurès (translated by François Holmey)
Read by Youness Bouzinab
Symphony No. 3 in E Flat, Op. 55, 'Eroica': 1. Allegro con brio, Beethoven
Berliner Philharmoniker, Herbert von Karajan